[Chronique Littéraire] La Crécerelle, Patrick Moran

    Aujourd’hui, petits curieux de la toile virtuelle, je déroge à l’une de mes règles en vous parlant d’une œuvre issue d’une assez grosse maison d’édition. Mais il s’agit de la fantasy et d’un auteur francophone, cela rentre donc toujours dans le cadre du Printemps de l’Imaginaire Francophone. Voici donc ma chronique sur La Crécerelle, de Patrick Moran.

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FICHE TECHNIQUE

 

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  • Titre : La Crécerelle
  • Auteur/Autrice : Patrick Moran
  • Illustrateur/Illustratrice : Qistina Khalidah
  • Édition : Mnémos
  • Collection : /
  • Genre : Fantasy, Dark Fantasy
  • Public : Adulte
  • Cycle : One-Shot
  • Pages : 304
  • Parution : février 2018
  • Langue : Français
  • Format : Numérique – Papier
  • Prix : 8,99 euros – 19 euros
  • ISBN : 978-2-35408-613-8
  • Lien : Mnémos : La crécerelle

Résumé : La Crécerelle a le goût du sang. Mais qui sait pourquoi elle tue ? Pour l’argent, pour le plaisir, ou bien pour servir les puissances de l’outre-monde ?
Femme du Sud dans les terres du Nord, experte des arts magiques dans une contrée qui les méprise, la Crécerelle parcourt les cités-États du désert, semant violence et mort sur son passage. Une question demeure… combien de temps encore pourra-t-elle supporter cette vie d’atrocités ?
C’est justement en cherchant à se libérer de l’entité maléfique qui contrôle sa vie, qu’elle va déclencher une série d’événements d’ampleur cataclysmique. Une spirale infernale dont, cette fois, elle ne pourra pas se sortir seule.

La Crécerelle est un premier roman détonnant, à l’héroïne exceptionnelle et à la mécanique implacable, qui renverse les clichés du genre en proposant un mélange inventif d’action, de mystère et d’horreur.

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MON AVIS

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Couverture et Accroche

    Je trouve la couverture plutôt intéressante, car elle s’attache à l’aspect métaphysique du récit, à la frontière entre réalité et irréalité. La Crécerelle correspond aux descriptions qui en sont faites, mais le trait et la colorisation lui donne une apparence picturale et personnelle, comme la représentation d’un artiste à l’écoute de sa légende bien des siècles plus tard. La cité en arrière-plan, simple silhouette dorée, est couronnée d’un soleil, très présent dans la zone géographique où l’histoire se déroule. Mais, on peut aussi y voir un œil, qui parlera à ceux ayant lu l’ouvrage. Une bonne idée donc, même si je la trouve peut-être un peu trompeuse, car le dessin n’est pas sans rappeler certains destinés à un plus jeune lectorat. Or, il est évident que l’oeuvre s’adresse aux adultes. De plus, on manque d’éléments rappelant la dark fantasy, et si les volutes blanches peuvent indiquer un caractère onirique, elles n’évoquent en rien l’aspect sanglant et physique des capacités de la Crécerelle.

   La quatrième de couverture joue l’accroche par un système de questions sur ce qu’est la Crécerelle. Problème, la première série n’est peut-être pas la meilleure façon d’aborder le lecteur, car elle s’approche davantage d’un effet rhétorique que d’un réel questionnement. A votre avis, combien de lecteurs vont se demander en comparant les trois options, « elle fait ça pour l’argent ? ». Bien peu, et les quelques réfractaires seront rapidement convaincus par le dernier paragraphe qui lisse déjà l’image de la Crécerelle avant même d’entrer dans le récit. Et non, elle ne tue pas pour le plaisir, il y a une entité derrière tout ça. Dans ce cas, peut-on réellement dire qu’elle a le goût du sang ?

 

Prose et Structure

   Le récit est narré à la troisième personne et au présent, choix qui me semble décidément de plus en plus courant. Ceci n’est en rien gênant, mais peut accentuer l’effet de la plume vraiment particulière. Autant le dire tout de suite, la prose se veut poétique et contemplative, elle étend ses descriptions et ses réflexions métaphysiques, parfois avec un soupçon de redondance. De plus, elle use d’un vocabulaire riche et pas vraiment à la portée de tous, voire enrichi de ses propres termes, pas toujours expliqués. Ce n’est clairement pas le genre de style qui se lit avec la tête ailleurs ou tard le soir après une longue et épuisante journée. Si vous venez à la lecture pour le seul plaisir de la distraction, je crains que ce livre ne soit pas fait pour vous, car vous vous y perdrez rapidement.

   La structure du récit est à mon sens très intéressante et j’ai pris plaisir à aller d’un chapitre à l’autre, d’une spire à l’autre. En effet, l’histoire est découpée en 5 grands axes, nommés spires, et présentés par un tirage de cartes rappelant le tarot. Ainsi, chaque carte annonce de façon obscure ce qui se déroulera dans la partie. Au sein de ces spires de plus en plus serrées, on retrouve des chapitres débutant eux-mêmes par des extraits de chroniques, des légendes, des témoignages qui, chaque fois, ont un lien avec le récit et apportent un éclairage nouveau sur celui-ci. J’ai été plutôt conquise par ce procédé qui change de mes habitudes de lecture plus linéaires.

 

Personnages et Narrateurs

   La Crécerelle est une femme possédant des capacités particulières. Non qu’elle soit la seule de par son monde, mais elle est l’une des rares à pratiquer les arts thaumaturgiques au sein de la zone géographique qui l’accueille. Malheureusement, elle ne s’en sert pas pour faire le bien, et aura même tendance à broyer, déchiqueter, exploser, éviscérer tout individu se trouvant en travers de son chemin. Pas par plaisir, ça vous l’avez donc compris, mais parce qu’elle a fait un pacte avec une entité qui la force à lui procurer des victimes. Qu’importent les raisons, elle est connue de tous pour être une meurtrière sans pitié. Par la force des choses, la Crécerelle se forge un caractère froid et distant, dédié à sa propre survie, au détriment de tout autre. Elle agit sans réfléchir aux conséquences, ce qui causera beaucoup de dégâts autour d’elle. Elle n’a pas vocation à être parfaite, ni même appréciée. Clairement, je pense que beaucoup la trouveront antipathique, car elle ne témoigne d’aucun remord, ne pense qu’à elle, ne fait preuve d’aucun coup d’éclat, même dans ses révoltes contre l’entité. Elle n’est pas de ces caractères très expressifs, mais je trouve que cela correspond à son parcours de vie. Et puis, elle évolue, elle n’est pas figée dans son rôle d’assassin sans émotion.

    Second personnage, la fameuse entité qui hante la Crécerelle. A la suite d’un pacte dont on apprend la nature dans le seul chapitre écrit au passé, l’entité s’incarne dans le monde des humains sous la forme d’un œil auréolé de cires et tentacules, en mesure de se saisir de ses proies pour leur infliger mille souffrances. Ce n’est pourtant pas cet organe monstrueux, capable de changer de taille et d’apparaître n’importe où, qui agira le plus dans le chemin de sang tracé par la Crécerelle. Non, lui est plutôt un tourmenteur acculant sa victime maudite, jusqu’à prendre possession de son corps pour la forcer à agir. Un personnage trouble qui use d’un discours sans ponctuation, ce qui est plutôt déroutant au début.

     Durant un séjour dans une cité, la Crécerelle fait la connaissance de la Tétragyne, l’une des épouses d’une personnalité locale, assignée à l’entretien d’une bibliothèque souterraine. Suite à une catastrophe ayant ravagée la ville, elle se retrouve malgré elle à suivre la meurtrière dans ses aventures. S’appelant désormais Mémoire, elle entretient une relation malsaine avec la Crécerelle, puisqu’elle la haït pour ses actes sanglants, mais ne peut s’empêcher de la suivre sans y être contrainte. Plutôt réservée et innocente, elle attire la sympathie de la meurtrière qui tente de la préserver, elle qui n’a jamais eu d’affection pour personne. Un échange subtil va s’opérer entre elles et chacune va prendre un peu du caractère de l’autre. Il s’agit d’un personnage qui peut être autant attachant que gênant, suivant l’appréhension que l’on a de sa relation avec la Crécerelle.

 

Univers et Atmosphère

   L’univers de la Crécerelle est complexe, en témoignent les multiples légendes et autres histoires qui ponctuent le récit. Tout d’abord, le monde est nommé la Perle, un espace unique au sein de ce qu’on appelle l’outre-monde. De nombreuses théories circulent, la Perle résulte de l’outre-monde, l’outre-monde vient de la Perle, la Perle est une singularité, un soupçon d’ordre dans un vaste chaos… Une multitude de façons d’appréhender l’univers donc, ce qui peut étourdir le lecteur. Et comme le discours du récit est très métaphysique, cela accroît un peu la difficulté à s’en saisir et à apprécier.

    La Perle est un monde que l’on découvre à travers les terres du Nord, plus chaudes, voire désertiques, que celles du Sud, d’où vient la Crécerelle. Ici, beaucoup de cités-états, isolées par le désert, et ayant des modes de gouvernance distincts, quoi que similaires par certains aspects. Les mœurs sont assez typiques, le Nord est par exemple pour la polygamie et refuse l’usage de l’art thaumaturgique, lui préférant les théories scientifiques (dont certaines se rapprochent pourtant d’une forme de magie). Ce ne sont pas les seules populations évoquées, car on parle aussi du Sud, plus proche d’un système féodal avec mariage arrangé et seigneurs s’illustrant par l’usage de la magie. Des peuples légendaires vivant dans les marais font aussi leur apparition et ont la sympathique idée de ne pas être à l’exacte image de ce que prétendent les mythes. Nous sommes en dark fantasy, rappelez-vous, on est loin des civilisations parfaites.

    Le point qui certainement vous intrigue et dont je vais parler maintenant, c’est la magie. Expliquée à plusieurs reprises par la Crécerelle de façon mathématique, elle est scindée en deux partie. Celle qui use de l’espace intérieur de toute chose, la plus simple à utiliser, quoiqu’elle implique la suppuration du sang de celui-qui l’emploie. Ainsi, la Crécerelle s’en sert pour modifier son environnement immédiat ou plus couramment, pour tuer avec un macabre originalité (inversion du dedans et du dehors, découpage sur toute la longueur, fusion avec le sol…). La magie qui use de l’espace latéral, elle, est plus dangereuse. Car au lieu de dépendre de l’endurance de la Crécerelle, elle altère l’intégrité de la Perle par une exploration des possibles. L’espace latéral, c’est l’équivalent des trames temporelles secondaires, de tout le réseau de possibilités dépendant d’un choix. En user pour choisir la face d’une pièce n’altère pas la Perle, car il n’y a que deux choix. Mais chercher à rétablir une erreur faite quelques heures plus tôt, ça…

    Enfin, il y a l’outre-monde, un espace à part, hors de la Perle et pourtant intimement lié. Par l’intermédiaire de l’entité qui contrôle la Crécerelle, on évoque les notions de réalité et d’irréalité, d’ordre et de chaos, d’individuation et de globalité. Ce n’est pas sans raison si les créatures de l’outre-monde sont attirées par la Perle et tentent de s’y incarner, même si la réflexion métaphysique qui entoure cette dualité n’est pas toujours aisée à saisir. En tous les cas, il s’agit de l’un des aspects les plus sombres du récit, puisque évoquant d’effroyables créatures tentaculaires ou autres entités vénérées capables d’aspirer la vie.

 

Intrigues et Thématiques

   La Crécerelle est connue pour être une meurtrière qui agit sans faire preuve de la moindre sensiblerie. D’ailleurs, dès le début, la voilà qui tue des mercenaires, de façon assez originale quoique particulièrement sanglante. Le but : récupérer un artefact qui lui servira de monnaie d’échange à sa prochaine destination. Monnaie d’échange contre l’accès à une bibliothèque souterraine tenue par la Tétragyne. La quête de la Crécerelle est en réalité de se débarrasser de son asservissement par l’entité qui l’oblige à tuer, et lorsqu’elle pense trouver une solution, elle s’empresse de l’essayer sans s’inquiéter des conséquences. Or celles-ci sont gravissimes et obligent la Crécerelle à combattre le mal par le mal, l’entraînant dans une spirale aux effets de plus en plus délétères, jusqu’à mettre en danger l’intégrité même de la Perle.

   Par ses décisions individualistes, la Crécerelle n’est clairement pas une héroïne et sa lente prise de conscience concernant ses agissements n’y changera rien. Elle fait de mauvais choix et ceux-ci la touchent autant qu’ils influencent le monde, à un niveau si vaste qu’on peut comprendre pourquoi sa réputation s’est aisément construite. Un simple acte égoïste peut détruire une ville entière, et vouloir changer le cour des choses ne fait que propager le mal encore plus loin. C’est un effet domino effrayant qui montre combien il est important de réfléchir à ses actes, d’envisager toutes les options, car il arrive parfois que l’on atteigne une limite, celle où plus rien ne peut endiguer l’effet dévastateur de nos choix.

 

Conclusion

   Ce n’est clairement pas un livre à mettre entre les mains de tout le monde. Si vous êtes du genre à buter sur un mot que vous ne comprenez pas, à vous lasser des discours métaphysiques ou à ne jurer que par les héros bien sous tout rapport, ne le lisez pas. Par contre, si vous avez le temps de vous plonger dans un ouvrage qui fait réfléchir, si vous êtes prêts à accepter qu’en dark fantasy les personnages ne sont pas là pour être gentils, ou si vous avez un penchant pour les univers un peu lovecraftiens, vous pouvez vous laissez tenter. Je ne dis pas que la lecture sera facile, mais il serait dommage de condamner un ouvrage qui fait de réels efforts pour se distinguer des autres.

 

Intrigués par l’histoire de la Crécerelle ? 🙂

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Un aperçu d’ailleurs sur

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N’hésitez pas à faire un tour sur les autres blogs de critiques littéraires pour vous faire un meilleur avis sur le sujet. 😉

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14 réflexions sur “[Chronique Littéraire] La Crécerelle, Patrick Moran

  1. John Évasion dit :

    Les éditions Mnémos comme les Moutons Électriques sont reconnues pour proposer des textes « poétiques », qui ne sont pas forcément à la portée de toutes et tous (comme Sénéchal de Greg Da Rosa), Et ce livre, malgré une histoire intéressante, ne fait pas l’unanimité notamment avec l’histoire métaphysique machin. Personnellement, je ne l’achèterai pas.
    Merci pour ton retour. Très belle critique très complète et très bien argumentée comme toujours !

    Aimé par 2 personnes

    • bulledeleyna dit :

      Merci. 🙂

      Pour tout dire, je n’avais pas d’attente particulière sur ce livre, car on me l’a offert sans que je connaisse le sujet ou les critiques à son propos. J’imagine que c’est l’une des raisons qui m’ont permis de l’appréhender dans de bonnes conditions. Mais depuis, j’ai vu effectivement que les avis sont plutôt mitigés. Cela se comprend, c’est vraiment particulier, et je pense qu’il est bon de prévenir le lectorat pour ne pas qu’il se sente frustré.

      Aimé par 2 personnes

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